![]() |
Contes |
![]() |
La
légende du Baboin de Chazay |
Chapitre II
En ce matin d’automne de l’an 1365, il y avait plus de raisons que d’habitude de se lever avec le soleil. C’était le jour du marché. On commerçait dans la grande rue et sur la place du marché : bétail, céréales, chanvre, poteries, tuiles, articles de cuir, objets forgés, textiles. Par les étals, on apercevait les maîtres, les ouvriers et les apprentis au travail. De la taverne, des discussions animées montaient. Le ban des vendanges allait être proclamé solennellement ouvert à la loge dans la cour du château, qui en ce temps-là ne faisait qu'un avec le prieuré. Quatre tours intérieures le défendaient situées à l’est, au sud , au nord et à l’ouest. Ce soir-là, sur la place publique et dans les différents quartiers mais loin des lieux de culte, spectacles et jeux se succèderaient. La récolte promettait d’être un peu plus abondante que les années dernières où les bandes de pillards avaient tout saccagé. |
Les portes de la ville allaient s’ouvrir et laisseraient entrer dans la cité les habitants des villages voisins : par la porte des Balmes ceux de Marcilly et d’une partie de Lissieu, par la grande porte d’Alencourt ceux de Civrieux, Dommartin, Lozanne et Saint-Jean des Vignes, par la porte des Varennes ceux de Trédo et par la porte de l’Isérable au nord ceux de Morancé et des Chères.
Déjà, on entendait les chaînes des ponts-levis. Les fossés étaient sans eau mais très profonds. Certains pèlerins et gens du voyage arrivés trop tard la veille avaient passé la nuit au midi de Chazay, dans l’hôpital d’accueil que dirigeait un reclus près du ruisseau du Pressin. Avec ses cinq ou six lits, sa chapelle attenante et tout autour son cimetière, ce lieu offrait paix et sécurité.
Tout ce peuple convergeait par la grande rue en direction de la porte du castrum et, de là, vers l’église Saint-André.
Petit à petit, chacun prenait place pour l’office. Le chœur roman était construit cul de four, comme à Saint-Martin d’Ainay. Un tableau représentant le martyr de Saint-André surmontait le maître autel. Au pied d’un chapiteau, un bas-relief représentant le vice et la vertu était sculpté. La nef était séparée du chœur par un arceau. Un support en fer qui formait trois demi cercles le traversait et soutenait un Christ en bois sculpté.
L’office commença, dirigé par le moine recteur de la paroisse.
Seuls, les paroissiens de Chazay, les saltimbanques et les gens sans domicile fixe pouvaient entrer durant le rituel. Les habitants des villages avoisinants devaient s’en abstenir sous peine d’excommunication à moins qu’ils ne soient notables et connus. Ainsi, chaque paroisse était informée du nombre exact de ses ouailles et pouvait veiller sur leur assiduité.
Dans une ruelle, les barbiers chirurgiens étaient au travail. Autour du four banal, les fourniers s’affairaient, ils enfournaient moult (beaucoup) fagots. Que les flammes joyeuses étaient belles regarder ! Déjà des hommes attendaient avec leurs benons lourds de pâte gonflée. Chaque famille apportait son pain à faire cuire et payait trois deniers. Quand le four fut chaud, on retira les braises, on disposa la pâte sur une pelle en bois. Avant d’enfourner, le fournier prélevait trois doigts de pâte (impôts à payer pour le service rendu) puis quatre et bientôt une poignée, d’où le nom de "pogne" donnée au petit pain rond. Les gens du peuple apportèrent des pâtes de plus en plus lourdes pour que l’impôt soit moins onéreux. Ces pains énormes étaient appelés à "meules".
Le maître panetier surveillait les fourniers et les gens du peuple. Cette charge lui donnait grande richesse. En sa demeure, tables, lits de plumes, couvertures de laine, manteaux, pots et écuelles d’étain rendaient sa vie confortable.
Toute la journée, on fera cuire. Autour du four, le pain frais exhalait son parfum. L’animation était grande.
Les cinq cloches du clocher carré de l’abbaye se mirent à carillonner. La foule quitta l’église et s’approcha de la loge. Solennellement le prévost, pour l’abbé d’Ainay, déclara ouvert le ban des vendanges sur toutes les terres des fiefs de ses nobles vassaux.
Les vendanges ne commenceraient que dans une semaine et seulement sur les terres de l’abbé. Les vignerons propriétaires ne vendangeraient qu’ensuite ; telle était la loi. Chacun devait préparer son matériel et trouver de l’aide. En ces derniers jours, les vignobles étaient interdits. Inutile de vouloir pénétrer sur les terres, elles étaient surveillées nuit et jour par des bangards (gardiens du ban) munis d’hallebardes, attribut de leur autorité. Ceux-ci avaient été choisis par le prévost. Ce jour-là, fut aussi fixée la date du grappillage qui permettait aux plus démunis de profiter des grappes oubliées ou laissées parce que les raisins étaient trop verts.
Autour du pressoir, l’activité était de plus en plus importante. Le maître charpentier et ses aides mettaient des cercles neufs aux vieux barils. Les vignerons déménageaient les tonneaux pour les laver et les racler à grand bruit.
Des villageois inspectaient les bâts que porteraient chevaux et ânes, d’autres raccommodaient les paniers d’osier.
Le cellerier de l’abbé entassait des piles d’écuelles et de gobelets en bois en prévision des repas des vendangeurs. Au four banal, on ferait cuire d’énormes pains. Il était temps de compter les sacs de fèves. Les harengs et les fromages étaient déjà dans les réserves. Les vendangeurs seraient nourris et payés à la journée. Dans les rues et sur les places, des places, des gens ramassaient cailloux et fumier qui gênaient le passage des charrettes, des animaux et des hommes.
L’abbé d’Ainay était présent durant tout le temps que durait la vendange.
Il fallait du personnel supplémentaire pour mener à bien la besogne. Des hommes étaient embauchés pour manœuvrer l’énorme pressoir, d’autres pour tirer le vin. On avait besoin de coupeurs, de porteurs de hottes, d’âniers. Les saltimbanques auraient du travail pour plusieurs jours. Quand les vendanges seraient terminées sur les terres de l’abbé, alors viendrait le temps de se rendre chez les maîtres vignerons. Eux, donnaient peu de travail aux gens de passage. Ils s’aidaient mutuellement. Les laboureurs quittaient quelque temps leurs travaux et devenaient vendangeurs.
Les festivités commencèrent. A la hâte, les saltimbanques avaient dressé des chapiteaux dans la grande rue et sur la place du marché. Le peuple se rassemblait tout autour.
Bientôt le spectacle débuta : il fut comique, grotesque, pathétique, religieux, profane, comme tous les spectacles d’alors.
On joua un mystère dans lequel on vit les douze apôtres et Notre Seigneur, Apollon, Jupiter et ses foudres, Jonas dans le ventre de la baleine. Les villageois applaudissaient. Des garçons hardis grimpaient sur des tréteaux Tous riaient de bon cœur en voyant Renard le Goupil, vivre des situations périlleuses. Ses ruses et ses tromperies le faisaient triompher des fermiers et du loup dont il se moquait.
Bientôt, on donna le signal des danses et des exercices. Sur une corde raide messire Cassandre en habit de clerc traversait la rue à hauteur de l’étage ; tous se taisaient...
Parmi les gens du voyage, un jeune homme attirait particulièrement l’attention ; son agilité, sa force et ses sauts périlleux étaient admirés par tous. Les enfants se pressaient autour de lui. Quand il arrivait, revêtu de la peau de l’ours ( peau de mouton noir ), la crainte, l’émotion, l’admiration leur donnaient à tous des frissons.
Petits et grands accompagnaient de cris et d’applaudissements les exploits de celui qu’ils appelaient " Sautefort " ! Des jeunes gens qui voulaient faire peur aux petits enfants se mirent à scander : " le Baboin ! le Baboin ! " La foule, entraînée par ces joyeux lurons en fit autant. Plus le peuple criait, plus les sauts du Baboin devenaient périlleux pour la plus grande joie des adultes. Seuls, les plus petits avaient peur : le Baboin, n’était-ce pas cette horrible bête noire, fantastique et méchante, voleuse d’enfants, qu’on leur promettait lorsqu’ils n’étaient pas sages ? Pourquoi leurs parents riaient-ils et applaudissaient-ils ? Ils s’accrochaient au cou et aux jupes de leur mère en se cachant, et pleuraient. Rassurés par elles ils risquaient un regard furtif puis, petit à petit s’enhardissaient et vivaient le spectacle.
Que la fête était belle ! Elle faisait un moment oublier toutes les peines et les souffrances vécues pendant cette longue guerre avec les Anglais.
Les chevaliers n’étaient pas là en ce jour, trop occupés à guerroyer ; leurs dames leurs filles suivaient de loin les jeux et les rires de la foule.
Quand le soir arriva, chacun regagna sa demeure ou la maison qui I avait accueilli. L'heure du couvre-feu sonna, les chaînes des ponts-levis grincèrent et les archers du prévost commencèrent leur ronde pour ramasser tapageurs, retardataires, vagabonds, afin de les conduire dans les prisons du château. Chazay retrouva tout son calme.
Quand tout à coup, la cloche du beffroi se mit à sonner l'alarme.
Etait-ce l'ennemi qui assiégeait la ville ? ".
Les habitants réveillés s'habillèrent en hâte. Lorsqu'ils sortirent de leur maison, une lueur voilée par la fumée éclairait et des cris perçaient "Au feu ! Au feu ! C'est la maison des sires d'Albon qui brûle !".
Alors la foule convergea vers l'une des plus opulentes demeures de la ville. Le feu avait pris de l'ampleur, le corps principal du logis brûlait, des flammes léchaient les toitures, seule la tour la plus haute, coiffée de sa toiture élancée, restait intacte. Mais le feu continuait ses ravages et le peuple était figé de peur. Ils regardaient tous le sinistre comme hébétés. Les secours s'organisèrent ; du puits de la place des fours, on fit une chaîne de seaux d'eau qui, de main en main, arrivaient sur le lieu ; sans relâche on arrosait.
Malgré les efforts, la tour s'enflamma. Tous croyaient le castel vide. Des flammes sortaient par les croisées, quand tout à coup apparut à l'une d'entre elles une femme serrant son enfant. " Au secours, à l'aide, pitié, aidez-nous ! ". Une longue clameur répondit à ces appels, la foule était épouvantée. Beaucoup de femmes se signèrent, récitèrent des patenôtres, des hommes criaient.
Alors Sautefort dit "le Baboin ", sortit de la foule. Il écarta les gens, revêtit sa peau d'ours qu'il fit arroser copieusement d'eau, dressa une échelle sous la croisée où se trouvait la dame d'Albon et avec maîtrise monta d'échelon en échelon sans se soucier des flammes qui le cernaient de plus en plus.
La toiture de la tour, en feu maintenant, laissait éclater autour de lui des tuiles et des tisons enflammés, mais rien ne l'arrêta. Au sommet de l'échelle, il saisit la fillette et redescendit avec rapidité. Des cris de joie l'accueillirent, "l'enfant est sauvée ! ". Mais la dame appelait toujours. Elle voudrait descendre seule mais ses pieds ne sont pas sûrs et sa longue robe qui la gêne s'enflamme.
Alors, le Baboin remonta à vive allure. Des barreaux étaient maintenant en train de brûler ; avec souplesse, il les escalada deux par deux, bravant de nouveaux périls et accéda à nouveau au sommet de la tour. La fumée, les flammes et une grande peur avaient fait perdre connaissance à la noble dame. Le Baboin saisit son corps inanimé et le chargea sur son épaule. Quelle peine pour redescendre ! Sous le poids du fardeau, plusieurs fois il fût obligé de rétablir l'équilibre, l'échelle brûlante s'enflamma et son habit d'ours commença à se consumer. Sautefort suffoquait ; avec résolution, il descendit, s'agrippant d'une seule main et de l'autre retenant le corps de la dame. Une volonté et une force hors du commun l'animaient.
En arrivant près du sol, des mains se tendirent et soutinrent le corps inanimé. Déchargé, le Baboin s'écroula à son tour au pied de l'échelle. Son corps était brûlé cruellement. On le conduisit à la hâte à l'hôpital Saint-André que dirigeait le frère Philippe de Laut. Pendant ce temps, on transporta rapidement la dame dans une maison noble voisine. A l'aide d'excipients de plante, on la ranima et la soigna, une servante l'éventait à l'aide de plumes.