Contes

 

 

La légende du Baboin de Chazay

 

 

Texte extrait de l'ouvrage d'Yvonne BENISTANT

Le Baboin de Chazay

Histoire et légende (1994)

Chapitre 1

Sur le grand chemin de Neuville des saltimbanques marchaient. Ils se rendaient au magnifique fief des moines suzerains d’Ainay.

Le seigneur abbé baron exerçait la justice haute et basse, percevait tous les impôts et avait la fonction de premier curé. Il possédait un grand et ample château. La vallée riche et prospère donnait à l’abbaye ses plus beaux revenus.

La petite troupe, du plus jeune au plus agé, était vêtue pauvrement de longs manteaux à capuchon en étoffe grossière. Des besaces pendaient dans leur dos. La plupart marchaient pieds nus et s’aidaient pour avancer, de bâtons noueux. Ils venaient de dépasser Marcilly et longeaient l’Azergues, fougueuse rivière aux eaux claires serpentant avec grâce dans cette campagne riante. Les pâturages s’étendaient de chaque côté du chemin. Des aulnes, des saules poussaient au bord de l’Azergues dans les terres laissées sauvages à cause des inondations. Le chanvre y croissait abondamment.
Cette rivière de Lozanne à Lucenay appartenait à la baronnie, alimentant le bief qui faisait tourner les moulins. Au détour d’un taillis, ils aperçurent Chazay. Superbement dressées au-dessus de ses magnifiques remparts formés de trois enceintes, apparaissaient les tours crénelées du château des moines anclavé dans les murailles du fort Saint-André. Trois hauts clochers, dont deux sans cloche, dominaient tous les édifices ; l’un de ceux-ci appelé " beffroi ", situé au-dessus du chœur de l’église du prieuré, ouvrait ses lucarnes aux quatres vents ; un homme d’armes y montait la garde, prêt à sonner l’alarme. Les saltimbanques se rapprochaient. Entre les deux colombiers, la statue de Saint-Martin ornée de pampres, veillait. Le vivier alimenté par les eaux claires de bief miroitait. Les gens du voyage pressèrent l’allure. Dans peu de temps, les portes de la ville se refermeraient pour la nuit. Après avoir dépassé le deuxième colombier, ils obliquèrent à droite, et gravirent le chemin abrupt qui conduisait à la porte des Balmes, défendue par une haute tour carrée et une tour ronde, de part et d’autre.  

 

La montée était rude. Ils savaient que dans cette ville forte, ils trouveraient un lieu pour passer la nuit et un repas dans l’une des nombreuses maisons des nobles de la baronnie.

Ils suivirent la grande rue du bourg. Les maisons humbles des manants, des vilains, réduites à une simple bâtisse couverts de chaume et surmontées d’une cheminée se pressaient les unes contre les autres.

Quelques escaliers permettaient d’accéder à la pièce unique. La volaille effarouchée s’égaillait devant la petite troupe. Les rues étaient encore animées par les allées et venues des gens du peuple terminant leur journée de labeur.

Les hommes étaient vêtus de blouse en toile grossière et par-dessus une pauvre cote, aux pieds des housseaux en toile qui ne dépassaient pas les genoux étaient tenus par des jarretières. Les cuisses restaient nues.

Des enfants pieds nus, comme leur mère, entraient dans les masures.

On cultivait du blé, de l’avoine et du seigle. On récoltait au bord de l’Azergues le chanvre. Dans les pâturages, on élevait traditionnellement les chevaux indispensables aux chevaliers, les bovins et les porcs pour la consommation.

La maison des Billiet, maître laboureur et vigneron, était plus cossue ; des dépendances l’entouraient. Les toits étaient couverts de tuiles, un jardin attenant permettait de se détendre. Cette famille était connue jusqu’à Lyon.

Les artisans, ouvriers et maîtres, s’activaient encore.

Etienne Beneytin, charpentier, dont chacun connaissait l’aisance (n’avait-il pas légué à sa fille 25 francs et deux robes nuptiales, puis testé en faveur de sa future veuve pour qu’elle puisse s’offrir une robe neuve tous les trois ans ? En ces temps-là, une femme ne pouvant disposer de ses biens qu’avec l’autorisation de son mari) ; donc Etienne, à la fin de la journée, observait attentivement le travail effectué par ses ouvriers.

 

Un peu plus loin, les tuppiniers (marchands de poteries) entraient leurs pots et fermaient leurs volets ainsi que les fabricants d’escouffes ( vêtements de cuir ou de peaux). Là-bas, on travaillait encore les cuirs et les métaux. Il y avait tant à faire pour entretenir les armures des chevaliers et le harnachement des chevaux !

Ils contournèrent la place du marché. Les belles maisons des cinq notaires de Chazay dont Jean Prévost fut l’un des plus célèbres, offraient au regard leurs riches façades. Des servantes entraient et sortaient. Par les lourdes portes entrouvertes et les porches, on apercevait des cours intérieures bien entretenues.

Il dépassèrent la rue des barbiers chirurgiens, prirent à droite la rue du château et entrèrent dans le castrum. Les seigneurs vassaux soumis au devoir de l’ost étaient absents de la ville.

En ces temps de guerre entre la France et l’Angleterre, ces valeureux chevaliers avaient confié aux moines leurs dames, enfants, serviteurs et trésors pendant qu’ils guerroyaient avec leur capitaine au côté du roi Charles V. Les autres seigneurs soumis à la chevauchée étaient présents dans la cité. Ils avaient fait serment de fidélité et montaient à cheval pour défendre l’abbé et sa baronnie et par là même, leurs propres fiefs.

Les maisons des seigneurs se pressaient autour de l’église Saint-André et du château-prieuré. Des armoiries sculptées et peintes au-dessus des porches et des tours signalaient à tous le demeure du noble, comme le clocher signalait celle de Dieu.

Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Les gens du peuple et les serviteurs des maisons nobles transportaient des fagots ; ils les suivirent et lièrent conversation. Il fallait penser à se loger. Des chevaliers, des hommes d’armes se dirigeaient vers le château et ses dépendances : appartements, chambres, cabinets, caves, greniers, écurie, four banal et pressoir.

Entre les maisons des seigneurs d’Aygliers et de Lorgnes, tout près de la prison, les vignerons préparaient et lavaient à l’eau claire du puits le pressoir des abbés, les chais, les fûts et les cuves. Le pressoir était magnifique ; les chênes et les frênes qui avaient servi à sa construction venaient des bois Saint-Vérand, propriété de l'abbaye. Le maître artisan les avait choisis lui-même sur pied.

L’animation était grande car l’on s’apprêtait à fêter la proclamation du ban des vendanges.

Sur la place, près du puits, autour des fours on amoncelait trois fagots pour chacun des pains que l’on ferait cuire demain. Les habitants étaient tenus de les apporter à l’avance au panetier, maître du four. Demain, il y aurait quantité de pains à faire cuire. C’était au grand moulin de Chazay, propriété de l’abbé, qu’ils avaient fait moudre leur grain contre redevance.

Les saltimbanques poursuivirent vers l’église Saint-André. Sous le porche, à gauche, ils saluèrent Dame Marie dans la chapelle construite par Pierre de la Tour, mais ne pénétrèrent point à l’intérieur; c’était interdit. Ils regardèrent cependant. Sur un mur, on voyait une fresque peinte : Saint-Laurent était étendu sur un gril, un soldat vêtu d’une tunique rouge portait une hache sur l’épaule droite. Ils entrèrent dans l’église et se dirigèrent vers les reliques de Saint-Laurent et de Saint-André (les dons, neuf jours par an, étaient réservés à l’abbé d’Ainay). Plus loin, celles de Saint-Clair, invoquées pour les maladies des yeux, et de Saint-Georges. Certaines avaient été rapportées des pays d’Orient, par les croisés disait-on ! Ils firent leurs dévotions, invoquèrent Martin, patron des vendangeurs en ce temps-là. En effet, le grand Saint par ses prédications au cours du IVe siècle avait développé la culture de la vigne. Le rituel de la messe demandait une bonne quantité de vin. On communiait sous les deux espèces. Le soir, à la veillée, on racontait que l’âne de Saint-Martin avait inventé la taille bienfaisante de la vigne en échappant à la surveillance des moines. Broutant allègrement les sarments trop longs, il avait permis ainsi aux grappes d’être plus généreuses.

 

Ils sortirent du lieu saint.

La publication du ban des vendanges et le marché attiraient bourgeois, artisans, vilains et manants de toute la contrée.

Les gens du voyage allaient pouvoir manger et dormir pendant plusieurs jours en toute sécurité. Ils apportaient avec eux des nouvelles des régions avoisinantes, des chansons, de la musique, des tours d’adresse et des animaux savants.

Malgré ces temps de guerre et de disette, on était décidé à bien s’amuser. Qu’il serait bon d’oublier durant quelques jours les peines, les angoisses que l’on avait vécues avec les pillages, les crimes organisés par Seguin de Badefol installé dans la forteresse d’Anse !

Pendant plusieurs années, les habitants des campagnes ne purent ni ensemencer, ni récolter. Ils étaient restés entassés derrière les remparts et n’osaient s’éloigner des murailles qu’à un trait d’arbalète. Heureusement que les moines étaient venus au secours de tant de misères.

Depuis septembre 1365, Seguin de Badefol et ses tards-venus (bandes armées sortant des rangs anglais) avaient quitté cette belle région. Le pape Urbain V, ému par les plaintes et les cris du peuple, avait appelé tous les princes et les gouvernants de la chrétienté à traiter son départ.

Il avait accepté de partir contre 40 000 florins. Puis le pape avait promulgué à nouveau les droits du pauvre et du petit.

"Que nul ne brise ou ne détruise les demeures des paysans et des clercs, les colombiers, les greniers. Que nul n’ose frapper ou blesser le paysan, le serf, sa femme ou ses enfants, ni les prendre ou de les enlever, à moins que ce soit pour les conduire devant la justice, et encore après les avoir sommés à comparaître, que personne en aucun cas n’incendie ni ne brûle les charrues, les houes et les champs ensemencés sous peine d’être excommunié et poursuivi par les princes chrétiens !".

Les saltimbanques traversèrent le cimetière avoisinant l’église, se dirigèrent vers les maisons des nobles et se dispersèrent.

Au nord, proche de l’hôpital Saint-André habitaient les Saint-Michel, les Chalamont les Lanay seigneurs de Civrieux.

A l’Ouest, les Albon seigneurs de Bagnols et Châtillon, les Milon seigneurs de Charnay et d’une partie de Dommartin.

Au sud, les Viego seigneurs de Marcilly, les Chiel seigneurs de Trédo à Morancé, les Vernays possesseurs des fiefs du Pin et d’Argigny, les Fontanelle, les Chateauneuf, les Aygliers, les Lorgnes.

Ces nobles maisons accueillirent, selon la coutume, les gens de la route, offrant généreusement dans les communs gîte et couvert. Les veillées dans les grandes salles seraient moins longues pour quelques jours. Les troubadours et les trouvères chanteraient accompagnés de pipeaux la complainte de Roland ou réciteraient de jolis vers exaltant l’amour du chevalier pour sa dame.

Dans le castellum, les moines, eux aussi, avaient donné largement l’hospitalité de leur couvent. Cinq moines étaient entretenus par l’abbé d’Ainay pour le culte et douze personnes pour le service de la maison. En 1342 et 1343, on n’oubliait pas que durant la peste 2 013 personnes avaient été secourues par le couvent.

Bientôt, la nuit arriva et les quatre portes des enceintes se refermèrent. Seuls les bourgeois et les hommes d’armes, obligés de monter la garde et de faire le guet, circulaient librement sur les murailles et dans les tours.

Dans les rues, on alluma les lanternes, les bruits cessèrent peu à peu et Chazay s’endormit…

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